Traverser le centre d’une ville américaine, le soir, ça développe les sens. D’abord, il y a pas de touristes et comme c’est la nuit, il n’y a pas de travailleurs non plus, il n’y a pas de gens en fait ou très peu. Il y a en revanche des tas de constructions érigées pour l’industrie tertiaire avec de petits carrés de lumière qui déséquilibrent leur triste quadrillage.
Il y a des Starbucks fermés mais tout éclairé, des voitures qui glissent lentement sous les ronds des lampadaires. Il y a quelques rires poussés par des groupes de vivants qui quittent un restaurant, ou fument devant un bar. C’est des rires détendus, libres, émulés par la sensation d’appartenance que leur procure ce groupe. Leurs cris font tourner la tête quelques secondes, puis ils disparaissent dans des Uber ou des coins des rues.
Traverser le vieux carré c’est une autre forme de contemplation. Bourbon St. est plein de bars à danseuses ou de bars sportifs. De leur porte sortent quand même des sons un peu Dixieland : les cuivres, le banjo. Il y a de la musique d’ici entre deux mi-temps de sport, entre deux strip-tease.
Rapidement, on se retrouve dans les rues moins fréquentées du quartier touristiques. Certains groupes se font entendre aussi au détour d’un mur ancien mais on tourne pas la tête.
Les bâtisses moins menaçantes que les gratte-ciel du centre ville paraissent moins sincères aussi. Elles sont là pour faire joli, pour maintenir une apparence attendue des visiteurs. À défaut d’y travailler des gens y vivent, mais pour combien de temps ? Les intérieurs ressemblent à n’importe quel décor de série Netflix ou d’influenceurs Instagram. Beaux, riches, réfléchis, contraints, impersonnels.
On l’a quand même vécu, une dernières fois, sans oublier que ce carré, depuis des siècles, irriguent la ville d’une richesse culturelle et commerciale non négligeable.
On a ensuite repéré un gros soubassophone qui trottait au dessus de la foule vers Freshmen Street et pu profité quelques temps du brass band qu’il venait de rejoindre. Les mecs jouaient devant Freshmen Art and Books, une libraire qui ferme tôt. Quatorze blacks peuvent donc squatter le corner avec leur brass énormes.
La soirée s’est fini un peu plus loin en dehors du vieux carré, en dehors de Freshmen Street, sur Saint Claude dans un bar appelé le Siberia où se jouait du Jazz des Balkans.
J’ai pris une Louisiana Mule (une Moscow Mule encore plus sucrée, ben tiens) et écouté une clarinettiste emporter un ensemble d’une dizaine de musiciens. Il y avait beaucoup de femmes en couple dans le bar, beaucoup de vrai gens en fait qui se saluaient de loin ou s’embrassaient pour certains.
On aura pas vu de Jazz Funeral, ni de Mardi Gras Indians, mais tout de même une Second Line.
On aura enfin posé sur ces noms de rue et de quartier des souvenirs bien réels. J’aurais enfin pu me réconcilier avec le Jazz, le traditionnel du moins, celui du coin. J’aurais enfin vu une de ces villes du Sud où fermentent les tentions raciales depuis des siècles et où fomentent les révolutions qui les grignotent trop lentement. J’aurais même vécu un week-end de match des Saints et compris que cette équipe ne représente pas que des beaufs hurlant après un écran plasma. C’est aussi une institution locale que San Antonio a bien failli récupéré après Katrina. C’est un de ces symboles qu’on a voulu leur retirer après la tempête.
Imagine toi par terre, abandonné par ton propre pays, et voilà que ton voisin lorgne tes pompes et commence même à en défaire les lacets. C’est un peu ça qu’ils ont ressenti en 2005 et qu’ils ne risquent pas d’oublier.
Les Saints, leur bouffe trop grasse et trop sucrée, le Jazz, le French Quarter, les églises Gospell, le Mardi Gras, celui des blancs à la « Parade Disney » et celui des blacks avec leur Indians et leur Social Clubs, les maisons créoles, les bateaux à aubes et à touristes, les bugnes sucre-glace !
Tout ce qui tient encore après Betsy et Katrina, c’est la marque de leur survivance — ce mot que cette ville m’auras appris. Et contrairement aux Chicagolais de 1871, aux Franciscanais de 1906 ou aux New-Yorkais de 2001, personne les a aidés, ils on dû l’ériger tout seul leur survivance, et un peu plus haut que les digues du génie civile !
Les cicatrices de Katrina sont pas si évidentes pour le nouveau visiteur, il y a les « X Code », les logements sociaux thématisés comme Disneyland, des maisons abandonnées aussi, mais à part ça on ressent pas vraiment — sauf certainement en abordant ce sujet délicats avec les habitants — la détresses qu’a pu laisser la tempête derrière elle. Mais on voit très bien tout ce qui s’en est relevé en revanche, et ça fait un beau spectacle.