Après les adieux émouvants des amis des crocodiles, on a trainé encore un peu dans le French Market et on est rentré à pied dans notre Airbnb un peu excentré.

Voyager à Noël c’est cher, alors pour économiser sur le logement ce que l’avion nous avait pris, on a évité les Airbnb trop proches du nid à touriste qu’est le Vieux Carré. Ceux-là sont un peu plus jolis mais pas très typiques et surtout chers.

Notre baraque est donc au nord du Tremé, quartier dans lequel se déroulait la majorité de l’action de la série éponyme et déjà mentionnée. La maison a fière allure avec sa facade créole et ses couleurs végétales.

Bon, notre hôte est assez bruyant, il aime à claquer sa porte au milieu de la nuit, il protège jalousement sa cuisine, si bien qu’il a foutu dans notre chambre un micro-onde et un frigo pour qu’on le fasse pas chier, et nous explique comment pas trop mouiller le tapis de bain avant de se présenter, mais c’est pas un mauvais gars ! En plus il a une bibliothèque bourrée de bouquins sur les luttes raciales et musicales dans le Sud ce qui est pas pour déplaire à votre serviteur !

New Orleans est toujours décrite comme dangereuse, mais ce que j’ai trouvé le moins rassurant c’est simplement le fait qu’en dehors du French Market, du Faubourg Marigny, du Garden District, bref des quartiers touristiques, il y a absolument personne dans les rues à part des bagnoles.
Dans notre bout de Tremé, les rares marcheurs traversent la rue jusqu’au dépanneur du coin et basta. C’était peut-être la saison, mais je miserais plutôt sur une ville qui malgré une population très cosmopolite vit quand même principalement en voiture. On dirait bien que tout néo-orléanais prend sa voiture pour sortir de son bloc. C’est ça où ils ont un réseau sous-terrain bien caché.

On remarqua aussi rapidement quand on traversait Tremé à pied pour se rendre à nos destinations du jour, que la séparation des classes d’un quartier à l’autre n’est ni progressive ni homogène.
Tu peux marcher deux blocs visiblement friqués, puis traverser un bloc misérable, et revenir dans un bloc chic. Ici, on dirait bien qu’on se mélange pas, même pas dans les zones en voix de gentrification. Alors forcément, certains coins sont moins rassurants que d’autres à emprunter la nuit et tu peux pas vraiment savoir quand tu vas tomber dedans.

Du coup même si la journée on se déplace à pied, le soir, à la nuit tombée, et sans un groupe de vivants pour nous rassurer, on fait pas les fiers et on prend un Lyft en sentant bien qu’on le regrettera.

Car après tout cette appréciation de sécurité est tout à fait personnelle. Y a des quartiers de Montréal à l’apparence bien dégueulasse, avec pas un chat, et je m’y promènerais en sifflotant à deux heures du matin !

Lundi c’est Bayou. On attendait le guide devant une devanture de bar aux abords du French Market dès 10h du matin. Il y avait une famille d’asiatiques déjà sur place.
Un van tout déglingo s’est garé peu de temps après devant notre petit groupe.
On avait un peu peur de faire la visite avec un Safari Joe qui nous ferait son Jungle Cruise en agitant des saucisses pour attirer les crocos. On a donc pris une compagnie qui organise des tours du Bayou « écolos », faut comprendre « en kayak et sans nourrir la faune ». Eh ben pas déçu ! Mike était blasé de devoir répéter tout le temps les mêmes choses et utilisera systématiquement les adjectifs « ennuyeux » et « rébarbatif », dès qu’on abordera les consignes de sécurité. My man!

Malgré son cynisme rassurant, le petit chef de tribu a quand même lancé un petit tour des présentations. Les asiatiques ne faisaient évidement pas partie de la même famille comme le suggéraient mes préjugés gênants, deux d’entre eux, en couple, venaient de Shanghai, les autres, c’était une mère et son fils de Houston que Mike tentait de rassurer : leur ville était pas si pourrie qu’on le croit. Un couple bien propret de LA s’était rajouté ainsi que deux locales, une mère et sa fille.
Donc, le van, Mike, tout ce petit monde et nous-même prirent la route de la réserve naturelle du Machak. C’était notre seule excursion en dehors de la ville prévue, on était donc assez excités par ce qu’on voyait de la fenêtre du van, même si pour le gros du trajet on s’est tapé une route sur pilotis qui traversait, en ligne droite, vinght kilomètres de marécages. Il y a eu un arrêt station service pour récupérer les kayaks pendant lequel notre petite troupe a pu visité le shop plus ou moins exotique selon les provenances de chacun.

Arrivé à l’embarcadère on a attendu que le guide débarque tous les kayaks tout seul, pendant que le fils texan faisait des ricochets. Sa mère a voulu essayer un peu trop près des kayaks.

Évidemment, on va pas marcher dix bornes pour s’enfoncer dans le Bayou avant de poser les kayaks, donc on appareille très près de la route, à coté d’un pipeline, et on passe sous l’autoroute surélevée qui nous a amené là, impatients de ne plus entendre le bruit des bagnoles.

C’était l’hiver, alors la faune est pas aussi présente qu’au printemps ou en été, bye bye Gator!
Mais on a pu quand même faire notre première rencontre avec la flore. C’est finalement des arbres assez communs d’Amérique du nord, des cyprès, des tupelos, des chênes !
Mais ils ont la particularité d’être en partie submergés et recouverts du chiendent local, la mousse espagnole que les créoles appellent « barbe de grand-père ».
C’est ce qui donne aux paysages du Bayou cette allure un peu « filasse », chaque arbre y est recouvert d’une mousse grisonnante qui pend comme des barbichettes.

On a d’abord remonté une grande ligne droite en regardant zigzaguer d’une rive à l’autre les novices du kayak, puis pris un ou deux tournants en évitant le kayak de Houston fils qui s’agitait n’importe comment.
Là, Mike, le guide, s’est calé entre deux arbres un peu plus gracieusement que ne l’avaient fait les novices quelques minutes plus tôt, pour nous parler du coin. On a d’abord entendu des explications sur les arbres, les cyprès donc, pis les tupelos, comment ils vivent dans l’eau, etc… Dans le Bayou certaines des racines des arbres ressortent de l’eau comme des stalagmites sans que les biologistes aient jamais vraiment su pourquoi, mais ça fait son petit effet.

Dès que Mike s’arrêtait de parler un mec qui nous avait rejoint directement à l’embarcadère pointait son bras vers des branches en demandant quel arbre c’était. Et parce qu’à un moment j’ai eu le malheur de poser une question sur les tupelos, Francis l’arboriste s’est mis à croire que j’adorais ça, les tupelos ! Toutes les vingt minutes il m’en montrait un, et Mike infirmait avec un nom latin.

La deuxième pause fut plus sérieuse, puisque notre guide pas touristique du tout nous a expliqué non pas le système digestif des crocodiles, mais plutôt la situation écologique du coin.
Et vas y que la Louisiane perd, attention métaphore JT de 20h, un stade de foot de marécages toutes les 15 minutes !
C’est dû certes au réchauffement climatique mais surtout aux compagnies pétrolières qui forent au large et creusent des canaux pour acheminer tout leur bordel. La Louisiane est criblée de plateformes pétrolières (Deepwater Horizon et sa marée noire monumentale, yep, Louisiana’s own). Et comme aucune des solutions mises en avant n’incluent une ponction financière aux principaux bénéficiaires du chaos, ben faut pas s’attendre à ce qui se passe grand chose. Des questions ?

— Cet arbre-là ? C’est un tupelo ?

Pour se remonter le moral on a quand même eu la chance de voir un bébé alligator sur le retour. En hiver c’est pas banal visiblement. Alors… contents !

Ensuite, remonté dans le Van, tout le monde avait l’air heureux de son aventure. Tellement qu’ils ont acheté plein de chips trop épicées à la station service et offert la dégustation ! Yep, on était prêts pour vivre de grandes choses ensemble !

Il y a un parc public au-dessus du French Quarter. Il y a deux choses importantes liées à ce parc et on a pu voir les restes physiques qui les illustrent.
Congo Square c’est un endroit historique où au 18ème siècle, les minorités de couleur de Louisiane pouvaient se retrouver librement. C’est pas anodin à cette époque-là et c’est assez unique à la Nouvelle-Orléans, une ville très cosmopolite où se mélangeaient, créoles, noirs libres, noirs esclaves, amérindiens, européens et blanc-bec du coin.
Sur Congo Square, en plus de marchander et discuter, on pouvait évidemment faire de la musique, de la musique autre que les bourrées codifiées de l’homme blanc. Chacun bricolait un machin vaguement inspiré d’un instruments de sa région d’origine et en jouait au milieu des autres. Beaucoup d’instruments africains criaient au-dessus des arbres bien taillés du Square. Cette musique libérées des codes créatifs imposés par les blancs, associés au blues déjà populaire dans les classes pauvres du Sud, donnera naissance au jazz et à tous ses enfants : swing, rythm and blues, bebop, rock & roll etc…

Et l’homme qui a le plus émancipé le déjà très libéré jazz se tient, trompette et mouchoir à la main, au centre du parc qui porte son nom. Alors après avoir vu Congo Square, où par chance quelques locaux jouaient du tam-tam sous les phares de leurs bagnoles (à défaut des lanternes de l’époque), on est allé observer la statue du Pops de New Orleans, Louis Armstrong.

Bon le machin est en bronze et mal éclairé, alors plutôt qu’une critique sculpturale, est-ce que ça serait pas le moment de _dropper _sa petite science sur le bonhomme ? Je connais pas grand chose, on serait déçu, mais j’ai quand même pu retenir peut-être l’essence du phénomène après quelques bouquins et documentaires plus cette visite du berceau.

L’homme blanc impose des codes à tous et les arts n’y coupent pas. Pour un blanc, si tu suis les conventions artistiques, t’as peut-être une infime chance de devenir populaire, de vivre de ton art, d’avoir ta statue dans un parc.
Mais jusqu’à aujourd’hui, en suivant les codes de l’homme blanc, les hommes et les femmes noirs, et ça vaut pour certaines autres minorités choisies, n’ont aucune chance d’atteindre tout ça. Un noir n’a pas besoin de connaître les règles du jeu puisqu’il a pas le droit de jouer: disqualifié pour faciès à l’entrée de la salle.

On aurait jamais vu un musicien noir se faire applaudir à la fin d’une opérette au XIXème, pas plus qu’au XXème.
Alors, prisonniers de toutes les autres lois, la personne de couleur, esclave ou libre, se trouve affranchie de celles qui touchent à l’art en général.
Elle fait ce qu’elle aime. Elle improvise des solos, n’écrit pas forcément ses compos, cale des notes improbables dans une mélodie bien rodée et plus tard, comme Louis, tease ses instruments, leurs crie des « Oh Yeah » des « Hein hein » pour finir par prendre la place d’un instrument avec sa bouche nue: Zip-a-dee-daaaaaaaa-ziiiiiiii! 🤨

Et là, il me semble que n’importe quel blanc limité par les codes crierait à la triche, mais si tu t’en tamponnes des convenances à machin, tu peux simplement entendre cette confiance alors rarement égalée s’envoler au-dessus des grésillements des disques d’Armstrong, Thelonious Monk, Sonny Rollins et autre joyeux name dropping !

Mais pourquoi une statue d’Armstrong ? Parce que d’une il est d’ici, et de deux, il faut toujours un porte drapeau. Armstrong a su rassurer l’homme blanc en évitant de trop parler des conflits de race et on le lui a reproché. Mais c’est surtout, pour moi, une des premières figures à avoir diffusé massivement cet affranchissement des codes. 
On trouvera jamais le premier à avoir scatté. Mais on sait qui a balancé son scat dans des milliers de magasin de disque dès les années 20, on sait qui a perfectionné et popularisé la pratique: c’est le mec qui a un parc et un aéroport ici, le Charles de Gaulle local !

Encore une fois, le scat c’est pas juste des sons inintelligibles posé sur un tempo, tout comme le jazz ce n’est pas juste des solos improvisés vaguement contenu par un ensemble, c’est un affront à trois cents ans de convenances musicales, glissé entre les dents de ceux auquel on refusait tout sauf la musique.

Armstrong est un des jazzman les plus célèbres peut-être parce qu’il a su divertir l’homme blanc sans trop lui rappeler à quel point il lui était supérieur, sans trop le faire culpabiliser aussi. Ou alors parce qu’il se moquait des codes des blancs autant que de ceux des noirs…

Dans tous les cas, libre à soi de célébrer l’icône comme on veut mais en regardant une statue, on se mouille pas trop.

On a ensuite repris le tramway sur l’avenue St. Charles, toujours plein de touristes qui rentraient du Garden District.
Au bout de quelques arrêts, la conductrice, certainement comme tous les jours à la même heure, ne prenait plus de nouveaux voyageurs. Trop plein le machin !
Mais le tram devant nous est tombé en panne, forçant le chauffeur à abandonner tout son équipage sur le quai étroit de l’avenue St. Charles.
Et là, tout d’un coup, notre pilote a du se prendre de pitié pour ce groupe de touristes blancs échoués au bord d’une des rues les plus riches de la Nouvelle-Orléans, et ce par 22 degrés ! Et hop que je te fais monter tout ça par-dessus mon tram déjà bondé. On s’est retrouvé donc bien serré, et croyez-y-donc-pas, le touriste privilégié, debout, n’est pas forcément des plus aimables en dehors de son environnement habituel, comprendre sa bagnole et sa banlieue.
Plutôt ronchon le papa menant sa petite famille à NOLA pour voir son équipe de foot favorite.

Un peu plus loin une habitante du coin, se voyant refuser la montée pour la quatrième fois ce soir-là, s’est mis en tête de nous poser un joyeux geste de désobéissance civile en se plantant devant le tramway.
Et vas-y que le papa et ses congénères lui gueulaient de dégager de là ! Je me suis demandé comment avait pu réagir le papa blanc il y a cinquante ans bloqué dans le bus de Rosa Park… Pas mieux je dirais.
Je peux pas vraiment donner mon avis sur le bien fondé du geste de la madame, alors qu’on a de toute façon pas pu entendre ce qu’elle disait depuis le fond du train, mais si c’est son quotidien que de travailler toute la journée au salaire ridicule que les gens de sa classe peuvent attendre ici ; et de se voir, le soir venu, refuser l’accès au transport public et donc à retrouver son logis avant la nuit ; et tout ça à cause de ces touristes qui ont certainement donné plus à la ville de Papeete après le tsunami qu’à la Nouvelle-Orléans après Katrina… Si ces soirées c’est ça, il me semble qu’à un moment, plutôt que de planter des balles de semi-automatique, comme le ferait un blanc, dans chacune des têtes de ces cons de vacanciers peu empathiques, je me planterais devant le 4ème tram de la soirée qui refuse de me laisser monter. Et de là, je réclamerais que les élus de la Nouvelle-Orléans s’assurent que les habitants dont les taxes et le labeur financent les transports publics puissent en bénéficier autant que les touristes dont le flot d’argent s’arrête aux bars et casinos sans jamais atteindre les infrastructures.

Bref, on est descendu quelques arrêts avant le nôtre pour voir que finalement, la madame, après les interventions pacifistes d’un employé de la RTA, puis d’un policier, avait finalement pu monter dans le tram.
Les touristes, comme nous, ont finalement abandonné en descendant du tram pour finir à pied. Il était dès lors difficile de continuer de lui refuser la montée, la madame avait gagné.

Ensuite, on a profité de l’endroit pour allez voir le cimetière Lafayette Cemetary n°1, oui ici les cimetières sont numérotés comme des parfums Chanel.
En face du cimetière il y avait un petit centre commercial et un café où on a pris une pause repos/pipi/caca.

Je pense que le café contient les toilettes les plus populaires de Louisiane, toute la ville se retrouve là dans la queue du couloir. Faut compter minimum une demi-heure avant de tout lâcher. Faut croire que tous les touristes à cimetières, comme moi, se mettent à avoir un débit compte-goutte dès que l’envie dépasse le soutenable. Alors oui c’est long pour libérer tout ça, et c’est donc très long avant de pouvoir libérer le chiotte.

Ah oui les cimetières ! Ceux d’ici sont célèbres, ils sont surélevés pour éviter les inondations, ce qui donne des petites commodes en pierre bien connues de l’imaginaire Voodoo où l’on range ses morts en étagère.

Ce qui m’a frappé dans ce cimetière avant même d’y rentrer c’est son mur d’enceinte. Il est blanc, tellement blanc, et vieux, tellement vieux, et de ses grosses fissures s’échappe une végétation verte, tellement verte. J’ai vu directe la métaphore, j’ai vu ce que j’allais ressentir dans ce cimetière. On est rentré quand même.

Dedans, pas déçu, les tombes me parurent moins blanches que les murs mais toute aussi virginales, certaines en revanche libéraient aussi une végétation consolante. En vérifiant les photos plus tard, je me rendrai compte que mes souvenirs s’étaient mélangés avec mon cimetière à moi. Plus les détails différaient et plus je pensais à Tassin. Sauf peut-être en voyant les guides déguisés.

Il y en avait plusieurs, aguichant les clients ou trimbalant leur petit groupe de curieux. Je me suis demandé ce que ça ferait d’aller voir mes morts au milieu des touristes. Mon cimetière, en tout cas en taille, correspond à celui-là, et je pense aux autres cimetières historiques de la Nouvelle-Orléans. Avec la mort récente de ma grande-tante, la doyenne familiale, notre petite crypte à nous, et qui selon moi n’a rien à envier à leur commode à eux, continue de se remplir tranquillement des visages que j’ai aimés. C’est dans ce caveau que dorment mon grand-père, ma grand-mère, maintenant sa soeur, et puis mon père.

C’est une tombe à peu près carrée, surmontée d’une vasque haute d’un mètre environ aux allures de coquillage un peu grotesque. Dans le fond, la stèle porte ses quatre noms dorés. C’est là qu’ils restent tous, loin des touristes et loin de moi. J’éprouve pas vraiment le besoin de m’y rendre, mais d’y penser, beaucoup. Je suis né à Tassin-la-Demi-Lune. Et pendant longtemps c’était juste un nom de banlieue sur un livret de famille, c’était un séjour à la maternité, mes trois premiers jours, c’était là où vivait ma mère, et accessoirement son gynéco. C’est aussi là où vivaient mes grands parents morts trop tôt et dont cette grande-tante restait jusqu’à cette année, pour moi, le prolongement affectif. C’est aussi ce qu’on me rappelle quand je joue un peu trop le Lyonnais : que je suis pas né à Lyon — à trois jours près.
Mais maintenant pour moi Tassin c’est un cimetière. C’est pas la mort, c’est pas triste, mais c’est là qu’ils resteront tous, c’est mon petit mausolée que je trimballe dans ma tête. Et quand me viennent ces tourments mélancoliques, quand ces absences secouent brutalement mon quotidien et qu’il faut bien les contenir, et bien je pense à la vasque de Tassin et tout ce — ceux, qu’elle contient. Et comme j’y suis né, à Tassin, c’est là que j’aime m’imaginer retourner, et ce peu importe où finiront véritablement mes membres.

Ces temps-ci je pense plus à la sépulture que Nicolas Cage a déjà acheté pour lui dans un autre cimetière de la ville.

Ici les trams sont tous très vieux et très carte-postale. C’est généralement une des premières photo que sort Google après les balcons et les cimetières. Ce tramway-là était assez prisé des touristes puisqu’il les emmenait dans le Garden District, le quartier de la ville haute avec les plus grosses maisons dont celle de John Goodman et Nicolas Cage.

En tant que bons touristes on était dans ce tram même si on poussait pas jusqu’à Garden, on allait voir une Second Line.
À la Nouvelle-Orléans vu que beaucoup de gens sont pauvres et partagent le système social le plus pourri de tout l’hémisphère nord, on monte des Social Clubs.

Chaque membre verse une cotisation et bénéficie de l’aide des autres membres quand il est dans la merde ! Par exemple quand tu meurs (Dieu sait que t’es dans la merde), le club va payer ton enterrement, ta sépulture, etc… Il y a des club sociaux pour toutes les classes, mais les plus funs c’est quand même, comme toujours et on y reviendra, ceux des plus pauvres. Chaque année, le club fête son anniversaire le même dimanche. Chaque club a un dimanche, et vu le nombre de gens dans la merde, tu peux être sûr que tous les dimanches, à la Nouvelle-Orléans, il y a une second line de Social Club.

L’anniversaire c’est pas juste un bingo dans une salle des fêtes. Non, les membres élaborent un costume sophistiqué et commun à tous. Ensuite ils paradent et dansent sur ou au devant de chars. Tu as généralement deux ou trois chars. Chaque char est suivi par des danseurs et un brass band qui forme la première ligne et derrière ça, un groupe de badauds — comme nous deux par exemple — qui suivent. C’est la seconde ligne, la Second Line!

Au milieu de tout ce monde qui suit, des tas de marchands ambulants et pas très officiels tirent ou poussent péniblement leurs énormes chariots en essayant de pas renverser leurs trois glacières scotchées ensemble. Ça vend des bières, des cocktails, des hot-dogs ! Il y a aussi des pick-up improvisés en food truck avec un menu un peu plus développé et qui suivent de près tout ce beau cortège.
C’est un rythme assez soutenu hein, rien à voir avec la Marche pour la Planète mais il y a plusieurs arrêts pour se remettre. À chaque pause les marchands se trouvent une place et vendent aux suiveurs qui profitent de la musique des chars ou du brass band.

Nous on allait à la parade d’anniversaire du club des Women of Class.
Beaucoup de rouge, trois chars de Women crachant de la musique récente et pas toujours à mon goût et un seul brass band. Mais sinon, tout comme expliqué plus haut !

La Second Line ça fait partie des trois choses renommées mais pas forcément touristiques que je voulais vivre à la Nouvelle-Orléans. Reste un Jazz Funeral et les Mardi Gras Indians !

On a marché jusqu’à l’église Saint Augustine ou nous attendait une petite messe pas piqué des vers !

Les touristes que nous somment sont pas contre une petite église de temps en temps et si c’est musical, tant mieux ! En plus à la Nouvelle-Orléans c’est un peu moins «  Oh Happy Day » et un peu plus «  Jazzy Hands » !
St. Augustine est très connue pour ça, et on était donc pas tout seuls à venir de loin : dans la nef que des blancs, au delà, que des blacks. Et le staff, bien rodé des inconvenances habituelles, t’annonçait directement les commandements : pas de téléphone, pas de flash, pas de vidéo ! Ah pis y aura deux quêtes ! Tout le monde reste ? Envoyez le padre !

Le curé et trois enfants de choeur ont ensuite pris dix minutes pour remonter l’allée sous un air bien jovial. Il a salué obséquieusement l’auditoire pis s’est lancé direct dans le sermon. Celui-ci portait sur Elizabeth et son incapacité à tomber enceinte. Ah chouette ! Quelque chose qui nous touche tout particulièrement et nous remue régulièrement. La solution du prêtre : l’espoir et la confiance aveugle en Jésus Christ notre seigneur ! Car il a dit au mari d’Elizabeth: « Tu vas avoir un fils si tu remets pas en cause ma parole, tais-toi donc tu vas avoir un fils ! ». Pis machin a fermé sa gueule et ça a pas manqué, papa dans l’année !

Après l’intermède musicale : lecture de « la lettre de Monseigneur ! ». L’archevêché étant sous le coup de plusieurs allégations d’abus sexuels, le Barbarin local avait tenu à s’adresser à ses ouailles. Et le troupeau, tout comme les trois gamins en chasuble, écoutait patiemment, sans trahir aucun ressenti, habitué sans doute à ce nouveau genre de liturgie. Le prêtre a ensuite tenu à rassurer ses paroissiens : ils pouvaient évidemment venir le voir après la messe ! Il écouterait leurs questions, à défaut d’y répondre.

Chanson !

À la fin de la messe, on demande à ceux qui fêtent leur anniversaire cette semaine de se lever. Une humble petite vieille à chapeau (très très vieille genre « Rosa Park est vivante ? ») et qui a reçu avant la messe des bisous et des hugs de toute la congrégation s’est hissée sur ses petits bas gris. Tout le monde l’a applaudie avant de lui chanter un « Happy Birthdaaayyyyyy, Happy Birthday tooooo youuuuu ! ».
Après c’était le tour des anniversaires de mariage, on leur a pas chanté Happy Birthday mais ils ont eu une petite interview du prêtre.
Devant nous, un couple bien mis et que les deux fistons avaient rejoint juste avant le début de la messe fêtaient leur trente-deux ans de mariage. Ils n’ont participé à aucun rituel pendant la messe, et ne devaient donc pas être très catholiques, mais ils étaient contents d’être là.
Leurs fils, eux, avaient l’air d’en chier. Ces deux jeunes rouquins avaient un peu trop profité de NOLA la veille et peiné à s’habiller convenablement pour rejoindre papa-maman à la messe de 10h.
Régulièrement pendant l’office la mère avait tenté de se rassurer en levant un pouce timide au gamin quand il se prenait la tête dans les mains. Il hochait alors sa tête douloureuse puis se redressait en regardant au loin.

On laissera chacun interpréter librement cette parabole.

Chanson !

La première journée a été très touristique, plongée dans le French Quarter (dont on parlera plus tard) et ses nombreux bars et magasins.

Les Saints de la Nouvelle-Orléans rencontraient Pittsburg le lendemain, les rues étaient pleine de gros en casquettes et t-shirts de leur équipe. On en croisait des familles entières déguisées en footballeur ! Un verre de bière à la main, des pilules dans un sac plastique et vas y que ça inonde les quatre rues du French Quarter de leurs rires pas subtiles.

En fin d’après-midi on est passé devant un bar avec une potence qui disait « Preservation of Jazz » ou un truc comme ça et qui nous a fait penser que c’était le fameux Preservation Hall (Pas longtemps).
On a poussé plus loin jusqu’au vrai Hall, on a longé la file de touristes bien habillés qui s’endormaient le long du mur, puis on s’en est retourné dans le faux, où nous attendait une chouette performance musicale.
Un black en veste de Noël crachait des trucs incompréhensibles dans son micro, et une petite asiatique perchée sur un tabouret agitait les coudes « à la  princesse Disney ». Parfois elle sautait du tabouret et se lançait dans une danse douloureuse qui consistait à jeter bras et jambes le plus loin possible de son corps, et le plus près possible du chanteur. Ensuite elle descendait de la scène en agitant une corbeille à billet. À votre bon cœur !

Ça sera notre premier contact avec la scène musicale néo-orléanaise mais on se rattrapera.

On a fini la journée dans le seul endroit a peu près câlme et chaud du coin, le Café du Monde.

Le Café du Monde c’est un peu la Fontaine de Trevi de la Nouvelle-Orléans: c’est ouvert tous les jours 24h/24, et vu le brassage t’as interêt à t’y pointer à trois heure du matin ! Faut voir une immense terrasse couverte entourée d’arcades rivoliennes au fond de laquelle se cache un espace vitré pas plus grand qu’une salle d’attente SNCF. Là dedans des dizaines de serveurs s’animent derrière la file d’attente des toilettes.
Au « du Monde », comme ils disent, tous le monde prend le Café au Lait et Beignets. Une fois que t’as extirpé tes machins de là en les secouant bien, tu te retrouves avec un bon centimètre de poudreuse ! Poudreuse qui, quand elle n’arrive pas directement dans le sang des touristes, atterrit généralement sur le par terre.
C’est pas l’endroit le plus typique de la Nouvelle-Orléans, mais c’est connu et apprécié des locaux, pis on y avait chaud et les bugnes étaient bonnes, alors on est resté regarder les serveurs trimballer leurs montagnes de beignets pendant le carrelage se transformait en une scène Scarface.

On arrive à la Nouvelle-Orléans assez tard, et dès la sortie du terminal, on passe devant un mur de magasins fermés, pour tomber dans le grand hall où Spike Lee a interviewé Phyllis Montana.

Il y a deux œuvres visuelles majeures qui m’ont fait découvrir la Nouvelle-Orléans: le doc en quatre parties de Spike Lee, « When The Levees Broke » et la série de David Simon, « Treme ». C’est depuis la deuxième, la fiction donc, diffusée début des années 2010 que je rêve de voir cette ville en vraie. Mais pendant que ce fantasme se concrétisait il y a quelques mois, j’ai décidé de regarder la première, ce doc pleins de néo-orléanais écorchés vifs, qui te parlent de leur vie et de leurs morts, à peine un an après Katrina. Et dans ce doc il y a une témoin assez marquante, tellement marquante que David Simon a voulu l’embaucher pour jouer dans sa série qui elle aussi met en avant des vies post-Katrina.

Tu peux donc voir Phyllis Montana jouer la femme d’Antoine Baptiste dans Treme, et l’écouter, dans «  When The Levees Broke », t’expliquer toute son expérience Katrina devant le vitrail délavé du hall d’accueil de Louis Armstrong International. Vitrail sous lequel, elle, et tellement d’autres délogés de la tempête ont dû camper pendant des semaines en attendant qu’on les emmène au sec, loin de leurs familles et loin de leur culture. Ils seront relocalsés dans ces villes qui leur reprocheront leur survivance.

Alors, après dix ans de « je veux voir New Orleans ! », atterrir là, les yeux bouffis et traverser l’endroit où se tenait ce symbole commun à mes deux références NOLA, c’est un peu le parfait départ pour cette visite de la Nouvelle-Orléans, la ville qu’on regarde se noyer sans rien faire, et ce, tous les 40 ans.

Tiens ! On voit surgir un groupe réfractaire dans le mouvement des Gilets Jaunes. Ces gilets jaunes « libres » se disent, et sont dépeints, comme raisonnables car ils veulent négocier avec le gouvernement.

L’adjectif bien souvent utilisé pour qualifier ce genre de dissidence trahit d’emblée l’origine de sa création. Ici par exemple, ce ne sont pas les « gilets jaunes tempérés » ou les « gilets jaunes raisonnables », non ce sont les « gilets jaunes libres ».

Ce choix du mot ne vient pas d’une simplicité spontanée (comme de s’appeler Gilet Jaunes!), elle vient d’une stratégie de language bien rodée qu’on utilise souvent pour maquiller de progrès une loi regressiste.

Dans les sociétés capitalistes l’adjectif « libre » vient toujours positivement s’opposer la notion de communauté, d’union, de solidarité.

Comme si ici, les autres gilets jaunes, ceux qui rejetent les invitations de Macron ne l’étaient pas, libres !

On doit donc se méfier de ce genre de regroupement qui parait bien moins spontané que celui duquel il tente de s’extirper. Surtout que très rapidement, c’est avec ce groupe que le gouvernement va vouloir négocier, et pour cause !

En tête de proue on trouve l’ancien élu UMP Benjamin Cauchy. Il était porte-parole du mouvement avant d’être rejeté par les Gilets Jaunes pour ses affiliations politiques1. Depuis il tente de récupérer le mouvement. D’abord avec le lancement raté d’un parti, les Citrons Jaunes (le language Benjamin, le language !), puis plus heureux avec les Gilets Jaunes « Libres ».

Benjamin est donc un habitué des cercles politiques et des plateaux télés, tout comme son acolyte Jacline Mouraud !

La deuxième figure des « libres » c’est la madame très bien coiffée qui agite son doigt sur YouTube. Méfiez-vous de son ton Bourgeoise-Cuisine-TV, elle n’a pas hésité à troquer son carré de soie pour le gilet jaune après avoir voté Macron…

Ces gens ne correspondent pas du tout au mouvement, mais ils aiment s’écouter parler, se nourrissent de leur popularité montante et répondent aux menaces en brandissant le baton républicains2. Ces deux-là, impatients de gratter le gravier de l’Èlysée, sont d’excellents clients pour Macron et c’est tout naturellement, en répondant à leur appel à eux, qu’il vient de les adouber porte-parole officieux médiatiques des Gilets Jaunes.

Ah, il jubile le Manu, les couillons comme ça il en bouffe tous les matins ! Il va commencer par céder à certaines revendications pressantes tout en leur laissant le crédit du succès de la « négociation ».
Il va ensuite les asseoir dans des bergères fleuries du palais et les encourager à continuer la lutte. Il va même leur donner quelques trucs, espérant sincèrement que ces guignols restent en tête des Gilets Jaunes.
Enfin, le coup de grace, la bombe à égo: évoquer leur propre parti politique !

— Vous y avez pensé ?

Oui, les Citrons Jaunes parce que on en a marre d’êtres pressés, on ne veut pas de pépins et on est jaunes3

Les vrais leader des Gilets Jaunes, c’est pas Citron et Jaja ! Ce sont les Frank et les Christine qui se pellent le cul sur l’A71 depuis un mois. Ce sont ceux qui pensent par et, oui il faut l’admettre, pour eux-même. Ce sont ceux qui, sans stratégie, ni planification et sans avoir lu aucun livre là-dessus pratiquent, comme on l’a pas fait depuis longtemps en France, la vraie désobéissance civile.

Les vrais Gilets Jaunes ils s’en carrent du dernier article climato-alarmiste qui les pointe du doigts et les invite gentiment à changer de voiture sous peine de taxe.
Car depuis des décennies que ces articles sortent, que ces taxes augmentent, et qu’ils achètent les voiture soit-disant non-polluantes4 du système, les Gilets Jaunes, ils voient toujours les mêmes vider légalement leurs barils dans les rivières.

Nous aussi on les voit hein, mais on se dit que ça suffit de marcher pour la planète une fois par mois et en ordre ! On préfère lire puis oublier dans la chaleur de notre cuisine zéro-déchet.

Peut-être que notre effort dans cette lutte nécessaire, ça serait, comme les gilets jaunes, de rejeter les Benjamin, les Jacline et les Emmanuel en s’interrogeant vraiment sur le bien fondé de notre obéissance confortable.


  1. actu.fr: Benjamin Cauchy quitte les Gilets Jaunes ↩︎

  2. Paris Match: Jacline Mouraud évoque des menaces de mort contre les “gilets jaunes libres” ↩︎

  3. Nouvelle Objs: Benjamin Cauchy, le “gilet jaune” qui lance son mouvement “citron” ↩︎

  4. Comme celles de Volkswagen par exemple. ↩︎

Et bien d'autres
Et bien d'autres